L'œuvre de Carlos Castaneda. Par Dominique Aubier
L'œuvre de Carlos Castaneda
Un texte inédit de Dominique Aubier©
Les
enseignements de don Juan, propagés par son disciple anthropologue, ont
marqué d'une trace indélébile tout un morceau de la sensibilité
humaine. Quelle force par eux concentrée a pu favoriser une perception
de cette importance, dans les conditions où elle a été induite? Ce n'est
pas la critique rationnelle qui a ouvert les portes de l'attention au
discours du sorcier yaqui. En France, cinquante mille personnes se
précipitent dans les librairies pour acheter tout nouveau titre signé
Carlos Castaneda. Et notre pays n'est aucunement celui dont le
dispositif intellectuel est le plus spontanément propice à accueillir
les leçons d'un être de Connaissance.
Don Juan insiste sur la notion de « noyaux abstraits ». Carlos Castaneda présente cette leçon dans La Force du Silence.
En effet, il suffit d'ouvrir ce livre, huitième de la série propageant
les enseignements de l'amérindien, pour se heurter de plein fouet à
cette exigence. Elle ressort sans équivoque aucune des affirmations les
plus véhémentes du sorcier. « Il m'expliqua qu'en étudiant leur
passé, les sorciers de sa lignée tenaient soigneusement compte de
l'ordre abstrait fondamental de leur connaissance[1].
» Cet ordre abstrait a valeur de fondement puisqu'il est déclaré «
fondamental ». Si les sorciers s'y réfèrent, on ne saurait rejoindre la
pensée de ces êtres sans faire comme eux. D'où l'obligation de tenir
soigneusement compte de l'ordre abstrait fondamental. Pour cela, bien
sûr, il faut le connaître. C'est d'ailleurs le grand souci de don Juan
que le rendre intelligible à son disciple: « Je veux que tu comprennes l'ordre sous-jacent de ce que t'enseigne[2] ». Sans ce savoir précis, l'accès à la pensée initiatique est faussé. « Tu ne penses pas vraiment tout à fait comme il faut », constate don Juan, voyant que Castaneda ne donne pas du marteau sur le clou. « Mon
objection concerne ce que tu prends pour l'ordre sous-jacent. Celui-ci
représente pour toi des procédures secrètes ou une logique cachée. »
Manière positive de dire que Carlos n'est pas au fait de l'affaire dont
on lui parle. Il n'en perçoit que ce que lui en disent les mots qui en
spécifient l'existence. Celle-ci lui apparaît de l'extérieur, donnée
affirmative à laquelle il est bien obligé de croire puisque son maître
en soutient la cause. Je crois d'une façon cognitive analogue à
l'existence des gluons et des quarks, parce que les physiciens les
décrivent et qu'ils ont l'autorité scientifique nécessaire à forcer ma
conviction.
Don Juan a la puissance d'imposer ses faits de connaissance à
Carlos Castaneda, parce que celui-ci le lui permet, même lorsqu'il ne
pénètre pas la pensée de son instructeur. Pour lui, l'ordre sous-jacent
demeure inaccessible, logique faite de procédures dont il n'a pas
l'idée. Ce qui ne l'empêche pas de se fier à don Juan et d'accepter
qu'il y ait ordre sous-jacent. Conscient de l'état d'esprit de son
interlocuteur, le sorcier compare ce qui est compris par son émule à ce
qu'il voudrait lui faire intégrer. La différence est sensible. Pour le
premier, l'ordre est une notion vague, qui resterait fiction si la
confiance qui le lie à don Juan ne lui intimait d'y croire. Pour le
second, c'est le moyen concret par lequel l'Invisible, l'intention, « ouvre devant nous pour que nous y pénétrions[3]
» un édifice où l'on ne peut se perdre, grâce aux signes qu'il est dans
l'ordre sous-jacent d'envoyer à l'adresse de celui qui s'y aventure.
Il faut consentir aux mots des capacités d'expression qui dépassent le
strict territoire sémantique dont ils sont les propriétaires. Qui dit
édifice dit structure. Peut-être, pour percevoir la notion de structure
dans le mot bâtisseur, faut-il déjà savoir que le modèle du Tout est
impliqué, visé par le terme d'édifice, allusif de construction, et
comprendre que l'Indien, parce qu'il appartient à une tradition dont le
langage reste symbolique, se serve d'un vocable à fonction métaphorique
approchée pour désigner l'entité dont le concept lui est familier.
Le
sorcier se réfère bien à un existant concret, porteur de l'ordre dont
il aimerait que son disciple en découvre les éléments. Le contexte
laisse entrevoir la nature du dialogue qui relie et en même temps sépare
les deux hommes. Don Juan sait, Carlos Castaneda écoute. Le sorcier
bénéficie d'un net avantage : le fait d'être informé lui confère une
lucidité qui l'autorise à juger son auditeur, à se représenter les
mouvements de son esprit. Rien n'est plus courant et simple. Expliquez à
quelqu'un qui ne connaît pas la ville comment venir chez vous.
L'habitude vous fait donner sans peine le nom des rues à emprunter. Mais
l'itinéraire à suivre ne s'ouvre pas dans l'imagination de celui qui
écoute, avec les précisions référentielles de celui qui les puise dans
la familiarité de son expérience du trajet. Quand bien même on donnerait
au téléphone, avec la plus grande précision, les renseignements requis,
il n'en demeure pas moins que la personne ayant à les utiliser pour la
première fois enregistre une certaine stupeur imaginative qu'il est
difficile de ne pas percevoir. En sorte que l'on ajoute presque
automatiquement quelques mots d'encouragement : « Vous verrez. C'est tout simple ». Généralement, le visiteur arrive sans encombre, tout fier de ne s'être pas égaré.
Cette
comparaison voudrait aider à reconstituer les tonalités psychologiques
du face à face ayant été in vivo celui de don Juan et de Castaneda, le
jour où la leçon sur l'ordre sous-jacent s'est inscrite au calendrier de
l'instructeur : « La règle veut que les noyaux abstraits... soient dits à cette étape-ci[4]
». Don Juan n'a pas délivré ses secrets au hasard. Il a pris modèle sur
l'arrangement secret de l'abstrait. Et s'il ne le déclare pas au début
de l'entretien, il ne manque pas de le dire chemin faisant : « Pendant
toutes les minutes qu'a duré notre association, j'ai essayé d'adapter
mes actions et mes pensées aux modèles des noyaux abstraits[5]».
C'est que l'entretien s'improvise en même temps qu'il obéit à un plan.
Don Juan ne s'exprime pas du haut d'une chaire. Il ne donne pas une
leçon magistrale au sens académique du terme. Il mène une fine action de
communication humanisée dont le but est de façonner une conscience.
Celle qui lui sert de premier réceptacle oppose des réactions
personnelles. Etre de connaissance, il n'a aucune peine à en suivre les
mouvements. Les états d'esprit de son apprenti lui sont transparents.
Sur les effets que produisent ses dires, il décide d'ajouter telle ou
telle information nécessaire. Ainsi s'improvisent les contours qu'il
inflige à son explication, dans le but extrêmement pédagogique de se
faire comprendre. Contours dont l'enquêteur fidèle respecte après coup
les méandres, les restituant pieusement dans son compte-rendu. Celui-ci,
dès lors reproduit l'éclatement d'une conversation vécue, où les points
forts du raisonnement exposé ne se succèdent plus dans l'ordre où les
aurait appelés la leçon magistrale mais dans l'apparent désordre d'un
entretien où la réponse insuffisante de l'un oblige l'autre à modifier
sa stratégie. C'est ainsi que certaines confirmations surgissent en des
lieux inattendus, éloignés de l'élément doctrinal qu'elles cherchent à
étayer. Les remettre dans l'ordre qui eût été celui de l'exposé
monologue ne faisait pas partie des obligations du récit. Castaneda ne
s'est pas contraint à le rétablir. Il ne pouvait d'ailleurs pas y
songer, dépassé qu'il était et qu'il reste par les sagacités pour lui
non maîtrisables de son trop savant professeur en perfection
initiatique. Quant à ce dernier, il usait de son pouvoir personnel, de
son rayonnement pour atteindre la sensibilité de son disciple et la
soumettre. L'influence irradiante de sa présence manque au lecteur. Pour
compenser ce manque, il faut donc reprendre les arguments tels qu'ils
se donnent et tenter de les recadrer dans la logique qui les enchaînait
l'un à l'autre, dans la vigilance d'esprit de don Juan.
La logique de sa pensée n'est pas impossible à reconstituer.
Les
signes, ce sont les manifestations de l'esprit. Les manifestations de
l'esprit relèvent du premier « noyau abstrait » présenté par le système
initiatique. Et les noyaux abstraits forment ensemble l'ordre
sous-jacent dont il importe de faire le relevé. L'ordre à comprendre,
c'est donc la chaîne des noyaux abstraits tels que le système
initiatique la déroule. « Don Juan m'expliqua que les sorciers considéraient ce noyau abstrait (le premier, les manifestations de l'esprit) comme un schéma d'événements, ou un modèle récurrent qui apparaissait chaque fois que l'intention (je dirai l'Invisible) indiquait quelque chose de significatif. Les noyaux abstraits étaient ainsi les schémas d'enchaînement complets d'événements[6].
» Les idées repérables sont précises : schéma, chaîne, modèle. Le
chapitre suivant attaquera les caractéristiques du premier noyau
abstrait et montrera en quoi, effectivement, cette trace-archétype de la
puissance structurale sous-jacente conduit des événements significatifs
sur le modèle de son schéma.
La sagesse consiste ici à rétablir l'ordre logique des instructions
livrées par don Juan. Cette logique, c'est ce qui échappe à la
rationalité finalement assez courte de Castaneda. Il ne comprend pas en
quoi consistent les noyaux abstraits. Je reviendrai sur cette
impuissance lorsque à propos des manifestations de l'esprit, il sera
question du trait schématique par quoi cette figure structurale suscite
des événements à sa ressemblance quoique différents à chaque fois.
Pour
l'instant, il importe de comprendre. De quelle réalité parle le sorcier
lorsqu'il se sert de ces deux sortes de concept : l'ordre et les noyaux
abstraits ? Il se réfère nécessairement à une donnée absolue agissant
dans la vie courante et que les initiés parviennent à capter. Sinon, il
n'y aurait pas d'événements initiatiques calqués sur des schémas fixes
par là reconnaissables. Or, c'est là une évidence. Pour faire comprendre
à son apprenti ce que sont les archétypes appelés noyaux abstraits, don
Juan a recours à des histoires. Il raconte en particulier deux
aventures concernant la manière dont un sorcier découvre son disciple.
Superposables par là où elles mettent en jeu le même rapport de forces,
ces aventures sont absolument différentes, vécues à des années de
distance. Dans l'une d'elles, le nagual Elias découvre son
disciple dans la personne du libertin Julian. Dans l'autre, c'est ce
même individu devenu à son tour nagual qui découvre son disciple dans la
personne de don Juan. Ce qu'il y a de commun, entre ces deux
circonstances, c'est la découverte du disciple. Pour comprendre en quoi
cet événement est conduit par un noyau abstrait, il faut bien évidemment
analyser les faits présentés et déceler, sous les apparences
incommensurables l'une à l'autre, les traits de fonctionnement qui les
rapproche et les rende en quelque sorte égales par référence à la
mécanique profonde. Don Juan appelle noyau abstrait le pli qui,
invisible mais efficace, conduit et manœuvre en profondeur les faits
initiatiques. Jusqu'ici, il s'agit, en effet, de comportements propres
aux sorciers. On pourrait croire qu'ils ne concernent en rien la vie
ordinaire. Trouver son disciple est une affaire pour celui qui s'est
avancé sur le chemin de la Connaissance jusqu'à conquérir l'importance
fonctionnelle du maître. Ce n'en est pas une pour l'adepte qui se
contente de pratiquer afin de vivre au mieux sa vie. Moins encore pour
l'homme du commun que de tels soucis ferait s'esclaffer. Il faut croire
que don Juan prend très au sérieux ses rapports avec Carlos Castaneda
puisqu'il n'hésite pas à aborder avec lui des problèmes aussi rares et
particuliers que celui de la mécanique par laquelle la transmission
s'opère, en faisant qu'un initié guidé par les manifestations de
l'esprit fasse main basse sur la personne idéale susceptible de prendre
sa suite.
Le
succès remporté par l'œuvre de Carlos Castaneda dans le monde entier
s'avère édifiant à ce sujet. On ne peut pas dire qu'il ait été promu par
voie de lancement publicitaire. En France, peu d'articles ont alerté le
public à l'égard d'une série d'ouvrages dont le contenu ne tombe pas
dans le lac accueillant des idées qui soutiennent le confort
intellectuel à la mode. En dépit du silence des médias, chaque titre se
voit honoré d'une vente automatique ou presque de cinquante mille
exemplaires, fait surprenant, qui ne s'expliquerait guère, si l'on
n'invoquait les ressources spontanées de la conscience humaine pour
capter ce qui l'intéresse, par delà la claire intelligence qu'elle peut
avoir de ses besoins. Triomphe sans cause ? Anomalie culturelle, à coup
sûr, dans le cadre de pensée où se complaît l'Occident, que cette percée
d'un enseignement qui touche, retient et ne s'explique pas. Dans le
contexte de la compréhension initiatique, fondée sur le système
cérébral, rien n'est plus simple à comprendre. Mais remettons à plus
tard le plaisir de justifier ce qui s'est déjà imposé. L'essentiel est
là, dans la puissance avec laquelle les reportages de Carlos Castaneda
se sont emparés d'un secteur important de l'attention mondiale, offrant
aux enseignements d'un sorcier amérindien la sympathie ouverte d'une
tranche « disponible » de la conscience humaine, laquelle en a été «
saisie ». Saisie au sens où l'émotion foudroie une sensibilité, au sens
où un esprit se laisse captiver et séduire par une communication
inattendue, quand la conscience a la capacité d'adhérer intuitivement à
des propositions qu'elle ne comprend pas. Cette attitude respecte la
sincérité avec laquelle les esprits intègrent des informations qui
échappent encore à l'intelligibilité. Elle ratifie la confiance que le
cerveau se fait à lui-même lorsqu'il accepte des données avant de les
comprendre, certain de parvenir à cette conclusion, inscrite au
demeurant dans l'organicité de ses procédures. Il ne s'agit pas de
critiquer, encore moins de minimiser le mécanisme par lequel la
conscience souscrit à des notions auxquelles réfléchir plus tard. C'est
là le processus fondamental de la structure corticale. On aurait
mauvaise grâce à ne pas le tenir en compte, alors qu'on s'apprête à s'y
référer. C'est la première grande leçon que nous donne l'expérience de
nous-même. Nous apprenons à parler bien avant de savoir quoi dire et
nous entrons dans l'action et la Vie bien avant de découvrir en quoi
c'était notre destin. L'intelligence de soi se forge après coup sur
l'expérience. Quoi d'étonnant si le même principe régit la maturation
des enseignements traditionnels? Les Hébreux l'ont su dès leur séjour
dans le désert. Ils ont cru avant de comprendre. Mérite consacré. On ne
saurait le contester lorsque la même tension du donné vers l'explicite
régit l'assimilation des leçons de don Juan. On ne se plaint aucunement
de ce que cet enseignement ait su embrasser le lecteur sur la bouche
avant de l'avoir demandé en mariage. Cette audacieuse conquête d'amour
sert trop bien les intérêts de la Vie. Sans cette façon d'attaquer le
passant, jamais la nouveauté ne s'insérerait dans l'usure toujours
complaisante à soi des forces en vigueur.
P.S.
Je disais : — Les noyaux abstraits. C'est bien sur ce thème que pèse le gros de la leçon initiatique, dans La Force du Silence.
Je n'appliquerai pas à cette notion la consigne qu'édicte le titre du
livre de Castaneda. Sinon, les noyaux abstraits seraient frappés
d'importance par la force du silence posé sur eux. La Connaissance
serait donc silencieuse ? Et les noyaux abstraits seraient atteints sans
mots, par la seule puissance de l'esprit silencieusement tourné vers
l'intention universelle ?
Certes, le silence, en ces discussions, bénéficie d'un prestige royal.
Mais faudra bien aussi s'entendre sur le délai accordé à son règne. Il
est peut-être grand temps d'en venir à l'argument pur : la présence des
noyaux abstraits — des archétypes — derrière les faits et les histoires.
Présence indiscutable, Don Juan lui-même utilise sans cesse les tracés
de l'architecture invisible du Tout. Il le dit : « J'ai essayé d'adapter mes actions et mes pensées aux modèles des noyaux abstraits[7]. » Il n'ignore pas que les noyaux abstraits sont les supports des événements. Il le déclare aussi nettement que possible: « Le scénario était le noyau abstrait. »
A lire, à découvrir :
— Rendez-vous sorcier avec Carlos Castaneda, éditions Denoël
— Le Code des archétypes (La Face cachée du Cerveau). Identification des noyaux abstraits.
Notes :
[1]Carlos Castaneda, La Force du silence, p. 20
[2] Idem p. 43
[3] Idem p. 44
[4] Idem p. 45
[5] Idem p. 43
[6] Idem p. 24
[1]Carlos Castaneda, La Force du silence, p. 20
[2] Idem p. 43
[3] Idem p. 44
[4] Idem p. 45
[5] Idem p. 43
[6] Idem p. 24
[7] Idem p. 43